Rencontre avec Beata Umubyeyi Mairesse autour de la parution de son récit le convoi aux éditions Flammarion.
Beata Umubyeyi Mairesse est née à Butare, au Rwanda, en 1979. Elle arrive en France en 1994 après avoir survécu au génocide des Tutsi. Son premier roman Tous tes enfants dispersés a reçu le Prix des Cinq continents de la Francophonie et Consolée, son deuxième roman Consolée, le Prix Kourouma 2023; les deux, publiés chez Autrement, ont été largement salués par la presse et les libraires. Consolée paraît chez J'ai lu en janvier2024.
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02/03/2024 - Réalisation et mise en ondes Radio Radio, RR+, Radio TER
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Ce mot devrait tout résumer, et bien souvent d'ailleurs, dans la langue de ceux qui l'entourent maintenant, dans le récit minimaliste qu'ils font d'elle pour présenter la nouvelle élève, la petite réfugiée, il suffit, accolé à celui de son pays, à imposer un silence. Un vide de gêne et de compassion dans lequel il n'y a pas de place pour dérouler le passé dans sa complexité. Elle comprend ainsi que sur cette terre d'opulence et de paix il lui faut aussi apprendre à se taire. Pour elle qui jusqu'alors rêvait de devenir journaliste, la liberté d'expression peut certes être une réalité, mais circonscrite. "Rwanda" et "génocide", les deux mots prennent toute la place, le premier semble même pouvoir se passer de l'autre. Dans l'esprit des Français, qui ne l'avaient pour la plupart jamais entendu jusqu'à ce qu'il s'immisce dans leurs journaux, ce mot "Rwanda" est devenu synonyme d'horreur, de violence. Il sous-entend aussi "massacres interethniques", "sauvagerie tribale", "machette". Tout se mélange. On a pris l'habitude de simplifier quand il s'agit de l'Afrique. Le Rwanda est la preuve s'il en est que cette image caricaturale, résumée depuis le temps des colonies par l'expression conradienne de "cœur des ténèbres", peut encore être utilisée, sans scrupules. L'Afrique aura beau se défaire de certains de ses démons, il y aura toujours cette part de ténèbres qui resurgira, l'apartheid est vaincu, certes, mais en même temps, regardez donc le Rwanda.
Chez ces gens-là, c'est comme ça. Ça l'a toujours été.
Personne ne veut entendre les rares voix qui rappellent que l'ethnicisation de la société rwandaise est une construction coloniale. Ils s'entretuent depuis la nuit des temps, n'est-ce pas.
Je suis assise dans ta petite chambre, sur ton lit couvert d'une poussière muette de sécheresse. Le ciel est clair derrière les vitres où coulent des gouttes d'eau, perles cristallines qu'une main invisible semble avoir enfilées régulièrement sur un fil de sisal. Elles se poursuivent sagement, glissent avec une rapidité gracile le long du verre et s'arrondissent harmonieusement, traversées par un rai de lumière brillant avant de disparaître sur le mur qui avale ces centaines de fantômes d'opale pressés.
Quand on émigre, les visages changent, les paysages sont remplacés par d'autres, les goûts se transforment mais on oublie souvent de dire combien les sons aussi nous perdent, nous devons fermer le rideau ondulant des voyelles et apprendre à grimper sur un mur de consonnes gutturales et, en passant de l'un à l'autre, nous nous trouvons affublées d'un boitement disgracieux qui s'incrustera durablement dans notre prononciation d'exilées.
Laisse les Blancs se battre entre eux, nous serons toujours des intrus à leurs yeux. Aujourd'hui le frère riche écrase le frère pauvre mais sache que si demain un étranger rentre dans la danse, les anciens ennemis sauront s'unir contre lui. Le colon a su semer la zizanie entre nous pendant des siècles, exploitant avec succès les vieilles velléités entre les Peuls, les Wolofs et les Sérères mais jamais il ne laissera un Noir participer à ses propres disputes familiales.
La rosée.
C'est l'élégance de l'amant qui part sans bruit, effleurant d'une caresse le front de l'endormie, ce que l'ombre laisse au jour naissant. Une promesse de retour.
Dans la rue, tant de visages, de corps comme le sien. Être entouré exclusivement de Noirs, elle n'avait jamais connu cela ni même n'en avait rêvé et donc n'a pu s'y préparer. Elle a senti aujourd'hui que les regards glissaient sur elle, non par indifférence mais avec un naturel déroutant. Comme si elle avait fait partie du décor, avec ses cheveux crépus et sa robe en coton fleuri sans manches, cintrée à la taille . Elle a vu tant de jeunes filles dans les rues de Kigali aujourd'hui qui auraient pu être le modèle du photographe.
N'allez pas croire que la propagande ne fonctionne que sur des paysans africains en majorité analphabètes, n'oubliez pas que le système nazi a su gagner les esprits de très nombreux intellectuels européens, voyez comme aujourd'hui les discours néo-fascistes gagnent du terrain dans les médias français , interrogez-vous sur les convictions politiques des propriétaires de certaines chaînes de télévision, journaux ou maisons d'édition. Ici et maintenant. Nous devons être vigilantes et vigilants.
Ce que l'exil a fait d'eux. Le médecin devenu aide-soignant, le mathématicien conduisant un taxi, le mécanicien faisant la plonge, et le silence devenait la loi. Sauf au bar-pays où on buvait sa chiche paye le samedi en refaisant la révolution pour une capitale où on ne retournerai sans doute jamais même si on se l'était promis, à la retraite on irait. En attendant ici, profil bas. Les enfants iront à l'école de la France. On les voyait peu. Letravail pour les gens comme eux c'était trop tôt ou trop tard, et à force de labeur, envoyer aussi de l'argent au pays, le temps passé, les enfants avaient grandi, le corps était fourbu, les rêves enterrés.
"Ça ne ressemble pas à ce que je m'étais imaginé de l'Afrique ."
Est-ce ça cette familière étrangeté qui l' habite depuis qu'elle a posé le pied sur le tarmac de l'aéroport de Kigali ? "Évidemment que c'est différent. Le regard occidental à diffusé un tel cliché sur le continent : la saleté, la pauvreté, la sécheresse et la surpopulation. Le monde croit que l'Afrique est un unique pays au cœur des ténèbres qui grouille de demandeurs d'asile en attente d'une barque ! »
« Les mots peuvent être tranchants ou s’enfoncer brutalement en nous comme des lances, nous écraser tels les gourdins cloutés que les tueurs utilisaient pour défoncer les crânes des nôtres au printemps 94.
Les mots sont souvent comme de jolies calebasses décorées, creuses ou fêlées sous leur apparence reluisante , ou traîtres quand un serpent s’y est lové, profitant de la nuit pour se glisser à travers son fin goulot et faire pénétrer dans le cœur des suspicions ou des inimitiés »